Chers lecteurs,

Je suis heureuse de partager avec vous aujourd’hui une nouvelle que j’ai écrite dans le cadre de ma formation, et qui m’a remporté une bonne note. J’espère qu’elle vous plaira !

Mademoiselle T. 

LE RENDEZ-VOUS

            La cloche électrique sonna la fin de la journée et de la semaine. Comme toujours, les enfants, déjà bien dissipés, abandonnèrent toute tentative de se concentrer sur ce que leur maîtresse leur racontait. C’était déjà bien difficile de devoir rester à l’école en ce vendredi de printemps ensoleillée, mais alors rester concentrer après l’heure, c’était trop pour eux.

Juliette, leur maîtresse, qu’ils adulaient tous, eut beaucoup de mal, comme d’habitude, à leur donner les dernières consignes avant le week-end. Ils ne devaient pas oublier qu’ils seraient interrogés lundi sur le présent de l’indicatif, et qu’ils avaient deux exercices de mathématiques à faire. A peine la moitié des élèves de la classe nota les devoirs dans les agendas, tandis que l’autre moitié débarquerait sans doute lundi matin, les yeux ronds d’étonnement, en disant : « Mais Maîtresse, on ne savait pas !». Et, une fois de plus, Juliette, par bonté envers ses élèves adorés, et par craintes des représailles parentales, décalerait gentiment l’interrogation au mardi.

            Mais un vendredi, à seize heures passées, Juliette n’avait plus d’énergie et pas plus de volonté que ses élèves, et abandonna l’idée de se battre pour se faire écouter à ce moment de la journée. Elle avait déjà, elle aussi, « la tête en week-end ». S’ensuivit donc l’interminable bataille pour que les élèves n’oublient rien dans la salle de classe, qu’ils prennent leurs manteaux, se mettent en rang et avancent le plus tranquillement possible vers la sortie de l’école.

Une fois que le défilé des parents venus chercher leur progéniture fut terminé, et qu’elle entendit tous les « Au revoir Maîtresse ! » nécessaires, Juliette remonta dans sa classe. Elle s’assit à son bureau, plongea son visage entre ses mains, et comme à chaque fin de journée, poussa un gros soupir de soulagement et de fatigue. Elle aimait beaucoup ses élèves, et même si certains étaient plus difficiles à aimer que d’autres, Juliette savait trouver en chacun d’eux le petit trésor qu’ils renfermaient. Ils lui inspiraient, certes, énormément de fatigue, et d’agacement parfois, mais ils lui apportaient également beaucoup de joie. Elle n’aurait fait un autre métier pour rien au monde.

            Une fois la classe rangée et ses affaires rassemblées, c’était au tour de la maîtresse de rentrer chez elle. Juliette regarda l’heure : 16h30. Elle avait le temps de passer chez elle avant son rendez-vous de dix-huit heures. Elle avait besoin de se reposer un peu avant pour être complètement disponible. En partant, elle passa souhaiter un bon week-end à ses collègues qui restaient travailler plus longtemps. A part une ou deux mauvaises langues, l’ensemble du corps enseignant de l’école Saint-Joseph était de bons collègues pour Juliette, et certains étaient mêmes des amis. Tout le monde avait été si gentil avec elle cette année.

  • Bon week-end ma belle ! lui souhaita en retour Florence, l’institutrice de l’autre classe de CE1. Qu’est ce que tu as prévu de beau ?
  • Ma sœur passe me voir. Elle arrive demain. On va sans doute boire du thé, regarder des films de filles, et papoter pendant deux jours !
  • Parfait ! Amuse-toi bien alors !
  • Promis !

Malgré le soulagement d’être enfin en week-end, Juliette éprouvait toujours une certaine mélancolie lorsqu’elle passait le portail de l’école le vendredi soir. Une semaine de plus qui s’achevait. Le temps passait parfois beaucoup trop vite. Les arbres revêtaient de plus en plus de verdure sur leurs branches, les oiseaux gazouillaient du soir au matin, et le soleil, toujours plus chaud, avait fait doucement ranger les manteaux au placard.

La jeune femme attrapa de justesse le tramway qui la conduisait chez elle. Les transports en commun étaient toujours pleins de monde à cette heure-là, mais elle ne devait surtout pas perdre de temps en rentrant à pied. Un peu nerveuse, elle passa tout le temps du trajet à faire tourner sa bague autour de son doigt. C’était un saphir très sombre entouré d’éclats de diamants, le tout monté sur un anneau en or. Elle avait adoré cette bague à la seconde où elle l’avait vue dans la vitrine de la bijouterie. Les premiers jours où elle l’avait portée, elle ne cessait pas de l’admirer. Aujourd’hui encore, il lui arrivait de sourire rêveusement en la contemplant.

C’est avec soulagement qu’elle entendit les haut-parleurs du tramway annoncer le nom de son arrêt. En descendant, avant de se diriger vers son immeuble, elle fit un petit détour par la supérette du coin de la rue pour s’acheter un peu de réconfort, à savoir des petits gâteaux fourrés au chocolat, son petit plaisir du moment.

Elle grimpa péniblement les deux étages qui menaient à son appartement, mit la clé dans la serrure et entra enfin chez elle. Ce n’est qu’en se laissant tomber sur le canapé qu’elle se rendit compte à quel point elle était fatiguée, et que ses jambes lui faisaient très mal. Elle mourrait de faim et se jeta sur les petits gâteaux. Elle en mangeait toujours plusieurs d’affilé, et avant même qu’elle ait pu s’en rendre compte, elle avait dévoré la moitié de la boîte. Mais peu lui importait. Elle avait tellement maigri cette année, qu’elle avait le droit de dépasser un peu les bornes et de se faire plaisir. Certains jours, l’appétit lui manquait encore, mais petit à petit elle reprenait goût à la nourriture.

L’heure avançait, Juliette devait se dépêcher si elle ne voulait pas être en retard. Elle se regarda dans le miroir de son salon. Elle avait les cheveux en bataille et des cernes jusqu’au menton. Il fallait absolument qu’elle se refasse une beauté avant de partir. Elle ne pouvait tout simplement pas se présenter comme cela, pas ce soir.

Après avoir pris une bonne douche tiède et apaisante, Juliette se dirigea vers sa penderie. Quelle robe allait-elle mettre cette fois-ci ? Après quelques secondes de réflexion, son choix se porta sur une robe bleu marine aux motifs floraux, qui mettait en valeur sa taille fine et ses longues jambes. Antoine lui avait dit un jour qu’elle était très jolie dans cette robe. Et elle se sentait effectivement très belle dedans. Elle mit des petits escarpins bleu marine qui se mariaient très bien avec sa robe, ainsi qu’une jolie paire de boucles d’oreilles dorées, toutes discrètes, qu’elle avait eu en cadeau pour son anniversaire un an auparavant. A son réveil, sur l’oreiller à côté d’elle, elle avait trouvé une petite boîte emballée dans du papier kraft, avec un petit mot lui souhaitant un joyeux anniversaire.

Avant de sortir, la jeune femme se contempla une dernière fois dans le miroir. Elle remarqua qu’une petite ride entre ses deux sourcils avait fini par faire son apparition. En dehors de cela, elle se trouva plutôt jolie, bien apprêtée, mais toujours aussi fatiguée.

Dehors, l’air s’était rafraîchi, ce qui rendrait le trajet à pied plus agréable. Juliette connaissait si bien cette ville, depuis le temps qu’elle y vivait. Des souvenirs se cachaient derrière chaque coin de rue et chaque petite place de ce quartier. A quelques pas de son appartement se trouvait la rue de Balzac, là où vivait autrefois David, un de leurs amis. C’était ici qu’avait eu lieu leur première rencontre, il y a déjà plusieurs années. David avait organisé une petite soirée toute simple. Parmi les invités, il y avait quelques copains, des connaissances et ce jeune homme inconnu : Antoine. Il s’était montré enjoué et aimable. A l’époque il était encore étudiant en droit. Il voulait passer le concours du barreau et devenir avocat. Elle avait été admirative devant ce jeune homme brillant et ambitieux. D’ordinaire elle aurait été trop impressionnée par tant de réussite, mais il affichait tellement de simplicité qu’elle se trouvait très à l’aise avec lui. A la fin de la soirée, très galamment, il lui avait offert de la raccompagner chez elle. A la suite de cela, elle attendait chaque occasion de le revoir avec impatience. En se remémorant cette époque, Juliette songea qu’il avait semblé passer des siècles depuis, et pourtant cela paraissait si proche en même temps.

Venait ensuite la place Saint André avec son église et ses petits commerces, là où Antoine et elle se donnaient souvent rendez-vous. Elle passa devant la boulangerie où il allait chercher le pain frais le samedi matin, puis devant le cinéma de quartier où ils étaient allés voir La la land. Elle n’en revenait pas d’avoir pu le convaincre d’aller voir ce film.

Ce chemin, qu’elle empruntait chaque vendredi soir depuis six mois, était truffé de souvenirs, de tous ces moments qui sont, en apparence plutôt quelconques, mais qui, finalement, prennent une importance capitale dans une vie.

Juliette entra enfin dans le Jardin des Plantes. Au printemps, elle emmenait souvent ses élèves, pour des sorties scolaires. Cette année, ils iraient sûrement ailleurs. En passant devant un banc, au bord de l’étang, elle se remémora la première fois où Antoine l’avait embrassée. C’était une journée de printemps également, mais le ciel était couvert cette fois-ci, et ils avaient profité d’un moment sans pluie pour aller se promener. Juliette pouvait encore sentir le parfum de pluie qui émanait du sol ce jour-là. Ils avaient eu ensuite de nombreuses promenades dans ce parc. En été comme en hiver, ils aimaient parcourir les allées et admirer la végétation. Elle se souvenait aussi de ce jour où ils avaient passé un moment à observer les oiseaux de la volière. L’odeur et la chaleur qui s’échappaient de cette volière était à la limite du supportable, mais peu leur importait. Ils avaient tant ri en se moquant de certains oiseaux, et en avaient admiré d’autres. Antoine avait même essayé d’en attirer un, au plumage vert et bleu. « Ça ne te dit pas d’avoir un oiseau ? Regarde celui-là comme il est mignon, et je suis sûr que c’est le plus propre de tous ! » lui avait-il dit pour la taquiner. « C’est hors de question ! Ce sera un poisson rouge ou rien du tout ! » s’était-elle exclamée en riant.

Juliette pressa le pas. Elle n’aurait pas dû passer par là. Chaque recoin du parc lui rappelait quelque chose, elle aurait voulu rester là à flâner dans les allées, mais cela la mettrait en retard, et il ne le fallait pas.

En sortant du parc, la jeune femme n’avait plus qu’une rue à traverser pour atteindre le point de rendez-vous. Et comme chaque semaine, c’est l’esprit envahi de tous ces souvenirs qu’elle traversa la rue, passa la grande grille et s’avança dans l’allée de graviers. Elle n’avait plus besoin de repère à présent, elle connaissait le chemin par cœur. Plus elle approchait de l’emplacement, plus son cœur se serrait. Elle se mit à jouer avec son collier, un anneau en or où était gravé leurs deux prénoms, monté sur une petite chaîne toute fine. Elle arriva enfin devant lui, et en l’apercevant, ses yeux s’embuèrent de larmes une fois de plus. Dans son esprit, le visage de son mari resterait à jamais le même pour elle : un jeune homme en pleine force de l’âge, aux yeux brillants de vitalité, au sourire charmeur et à l’allure franche. Mais en vérité, devant elle, aujourd’hui, et comme chaque vendredi depuis six mois, il prenait l’apparence d’une pierre grise surmontée d’une croix. Au loin, la cloche de l’église Saint-André sonna six coups. Juliette était à l’heure.

FIN